dimanche, novembre 23, 2008
Une Histoire De Maison
Paru le 18 Novembre 2008 sur lesinrocks.com :
En 1980, les Talking Heads quittaient les sentiers battus du rock avec l’album Remain in Light, produit et coécrit par Brian Eno. Les chansons étaient conçues à partir d’un alliage inédit de funk, de polyrythmie africaine et d’électronique. Dans l’une d’elles, Once in a Lifetime, David Byrne semblait tirer un trait définitif sur le rêve américain, envisageant le home sweet home non plus en tant que cellule fondatrice mais comme le piège d’un bonheur en trompe l’oeil et le tombeau d’une culture momifiée. “Mais au fond cette maison, et cette jolie femme, sont-ils seulement les vôtres ?”, s’inquiétait David Byrne, comme inspiré par la conclusion que tirait Guy Debord des émeutes de Watts : “Il n’y aura jamais de confort assez confortable pour qui cherche ce qui n’est pas à vendre.”
En réalité, ce que Once in a Lifetime annonçait, My Life in the Bush of Ghosts l’expliciterait un an plus tard. Cet album de David Byrne et Brian Eno sera né d’un pur fantasme : “concevoir une musique susceptible de refléter une culture imaginaire”. Il fut réalisé à partir de voix de muezzin arabes samplées et de prêcheurs captées sur les radios évangéliques américaines ; son esprit reflétait la fascination du binôme pour l’animisme africain et sa polyrythmie. Avec ce disque ovni, Byrne et Eno, plus qu’une réponse théorique, apportaient une perspective musicale adéquate aux nouveaux enjeux qu’impliquait le décloisonnement des aires culturelles et leur inévitable interpénétration. Et comme “modernisme” avait été le mot-clé pour s’ouvrir les portes du XXe siècle, cette nouvelle attitude fut baptisée “nomadisme”. Elle préfigurait en fait la dématérialisation de la musique et son entrée dans la fluidité digitale, aux antipodes du sédentarisme symbolisé par la maison “idéale” de Once in a Lifetime.
Vingt-sept ans après …Bush of Ghosts, David Byrne et Brian Eno se retrouvent à nouveau pour Everything That Happens Will Happen Today. Et comme par hasard, l’album s’ouvre sur Home, une ballade pleine de cette sarcastique naïveté, apanage de l’ancien Talking Heads. Mais bien que le texte décrive une fois encore un lieu ambivalent (“I’m looking for a home with the neighbours fighting”), le désir du foyer s’y exprime plus clairement, avec moins d’ironie, que jadis.
A 56 ans, David Byrne serait certes en droit de prétendre à un refuge. Quant à Brian Eno, 60 ans, on comprendrait qu’il ait envie de se ranger après avoir passé le plus clair de sa vie à jouer les Casanova du rock. Ce qui ne peut nous échapper, c’est le relatif conformisme de la musique. Il n’y a là trace d’aucune sorte d’exploration sonore, et pas le moindre élan vers des zones vierges de toute conquête technologique, comme ce fut le cas pour My Life in the Bush of Ghosts. L’Afrique n’est plus aujourd’hui la préoccupation de Byrne et Eno. Comment le serait-elle alors que tout le monde souhaite enregistrer avec un joueur de kora et mettre de l’afro dans son beat ? S’ils n’étaient au-dessus de ça, on pourrait considérer l’apparent classicisme de cette nouvelle collaboration comme une manière un peu hautaine de prendre de la distance avec la promiscuité ambiante.
Sauf qu’avec Viva la vida de Coldplay, Eno vient de prouver que, loin de tourner le dos au grand public, il figure encore parmi les meilleurs producteurs du monde. Et Byrne chante sur ce disque avec tant de soul dans la voix que nous ne pouvons l’imaginer rivé à ce niveau de mesquinerie. Il ne peut donc être question de repli ici, moins encore (quelle horreur !) de réaction. Mais soyons lucides : le monde qui vit naître Remain in Light et My Life in the Bush of Ghosts n’existe plus.
Tout a été défriché, et le nomadisme a engendré beaucoup de cacophonie. A la question classique “quels sont les disques que vous emporteriez sur une île déserte ?”, Brian Eno avait répondu un jour “un best-of des Shirelles et un autre de Buddy Holly”. Dès son premier album solo Here Come the Warm Jets en 1973, ce féru d’avant-garde affirmait son attachement à cette culture pop apparue à un âge où le monde semblait encore innocent. C’est éclairé du même esprit qu’en 1975 il reprit le classique des Tokens, The Lion Sleeps Tonight (Le lion est mort ce soir). Everything That Happens Will Happen Today illustre à nouveau cet attrait. Eno a écrit toutes les musiques – Byrne se concentrant sur les paroles et l’interprétation – avec en tête des harmonies appartenant à cet âge d’innocence.
Beaucoup de ces nouvelles chansons nous accrochent l’oreille par le bout de la mémoire collective, telle My Big Nurse, son dénivelé country menant de Charlie Rich à Elvis. Everything That Happens et Life Is Long, elles, semblent à la fois exhumées des décombres du Brill Building et mises en boîte au Gold Star Studio par Phil Spector en personne. Strange Overtones comblera plutôt les fans des Talking Heads qui les aimaient funk-disco, tandis que I Feel My Stuff saura satisfaire ceux qui recherchaient le côté un peu sinistre et lynchien de Byrne.
Mais c’est bien là l’unique entorse à un ensemble par ailleurs éclairé d’une lumière quasi liturgique. One Fine Day sort ainsi des eaux du gospel, ce que River laissait déjà deviner sous sa parure Philly Soul. Quant à la production limpide et rétrofuturiste d’Eno, elle est à elle seule une bénédiction.
Eno a dit que cet album tente de “peindre une image de l’être humain s’efforçant de survivre dans un âge de désespoir et de barbarie technologique”. Aussi prétentieuse que soit l’annonce, on le croit, tant les accents de renaissance sont là, abondants et sincères. Le “home” que chante David Byrne en 2008 n’est certainement plus celui carcéral de 1980. Il est plutôt le dernier refuge où s’aimer et renaître reste possible. Et écouter de la bonne musique aussi.
Francis Dordor
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